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22 avril 2024 1 22 /04 /avril /2024 17:31

Référence : Claudie Hunzinger, "Un chien à ma table", éditions Grasset, prix Femina 2022, édition de poche J'ai lu, 288 pages, 2023

            
Claudie Hunzinger & son mari


« Un livre écrit à 82 ans, un livre plein de dynamisme et de vitalité. »

Cette ancienne citadine qui chante la nature, est devenue (aussi) éleveuse de brebis dans la campagne vosgienne à quelque 750 mètres d’altitude.
Cette alsacienne née en 1 940 a deux casquettes, étant à la fois plasticienne et écrivaine.

La plasticienne s'est fait un nom et a beaucoup exposé : de Grünewald en 2008, "Un héritage de couleurs", jusqu'au Centre d’Art contemporain du Luxembourg belge en 2018 ou la Galerie Chantal Bamberger, Strasbourg, "Icônes" en 2019.

           
      Devant sa maison de Bambois avec sa fille Chloé & la chienne Babou

En 1983, lors de l’exposition Images et création, elle présente des rouleaux d’écritures calcinées face à de grands tirages en noir et blanc et deux ans plus tard, elle débute la série consacrée aux Bibliothèques en cendre, et participe à plusieurs expositions (Paris, Lausanne, Londres). Cette série donne une vision assez pessimiste de l’Humanisme. Mais pourtant, écrit Anne Moeglin-Delcroix son approche « illustre en même temps que la violence faite aux livres, le souci de leur conservation, puisqu’ils témoignent autant de la destruction par le feu que du respect des fragments épargnés. »

            
« Je me suis demandé... à la fin de cette journée de mon retour qui avait coïncidé avec celui de Yes, ce que j'aimais plus que tout. J'ai compté.
La liberté. »

Après Les Grands cerfs, prix Décembre 2019, la romancière nous propose cette fois Un chien à ma table, histoire de l'irruption d'un animal blessé dans un vieux couple vivant à l'écart dans une forêt qui réalise une osmose entre la révolte féminine et le saccage de la Nature, dans un style très poétique.

Un livre sur la vieillesse, celle du corps, pas tant celle de l’esprit, d'un vieux couple Sophie et Grieg pris dans leur routine, vivant dans leur ferme retirée de Les bois-bannis. Un livre sur la nature et sa destruction prévisible, un livre sur les liens profonds avec le monde animal dont Yes, ce chien recueilli, représente le symbole.
Ils sont pourtant si différents, Sophie adore les longues marches dans la forêt, Grieg, étranger au monde, dort le jour et lit la nuit, s'adonnant à la littérature. L'arrivée de Yes servira de révélateur d'un amour qui avait succombé à la routine. Sophie est à la fois écologiste, défendant une Nature de plus en plus menacée, et féministe défendant la cause des femmes.
Comme l'a écrit un critique : « Je suis comme un chien à sa table, j'attends qu'elle me jette ses mots en pâture pour m'en délecter, m'en réconforter, m'alerter aussi, jamais rassasié. »


                   

Joie et perte mêlées
« Il y a à la fois joie et chagrin dans ma façon d’être au monde. »


Dans une interview, elle précise qu'elle a voulu écrire un livre sur l’état du monde, « où il n’est pas uniquement question de la vieillesse d’un couple, mais également de la vieillesse du monde, et de la perte qui, de jour en jour, nous entoure plus profondément. » Ces pertes qu'elle évoque, c'est celles de la biodiversité, du vivant dans notre environnement, des mondes qui l'entourent et des langages autres que le mien. Mais d'un autre côté, ces pertes ne sont pas synonymes de tristesse, « car je suis inépuisablement émerveillée par le monde et par ce qu’il en reste, et en même temps extrêmement chagrinée de le voir disparaître. »
Rappelant la dernière phrase de son livre "Les larmes dans les yeux", elle ajoute qu'elle concerne « à la fois l’histoire de la petite chienne, mais aussi l’état du monde. »

       

Les relations humains et non-humains

« Une nouvelle équipée. Avec mon corps. Avec ce qui reste de mon corps. Avec ce qui reste de la forêt. Mon corps et la forêt. Nos corps usés, troués. Entre leurs accrocs, leurs ellipses, il reste de petits cosmos. »

Le titre choisi "Un chien à ma table" rappelle "Un ange à ma table", ange inspirateur de l'écrivaine. Si un mur séparant humains et non-humains existe vraiment, ce serait celui du langage, cette tour de Babel qui nous couperait des autres.

Elle se sent toujours "à la marge" dit-elle, avec les bêtes une osmose mais souvent avec les hommes une incompréhension, ce qu'elle appelle une "altérité radicale". (p 60) 

Quand l’autrice écrit, elle s’installe à la table, et tient beaucoup à ce qu’elle écrit. Beaucoup de personnes disent qu’il y a un mur, qui séparerait les humains des non-humains : ce mur est celui du langage, ce langage que nous avons acquis et qui nous placerait autrement dans le monde. Alors dit-elle, « j’ai voulu que cette petite chienne très humanisée soit la gardienne du langage et des humains, qu’elle brise le mur entre les humains et les non-humains, et que l’écrivaine et elle soit amie, tout simplement. »

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<< Christian Broussas • Claudie Hunzinger  © CJB  ° 17/04/2024  >>
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22 mars 2024 5 22 /03 /mars /2024 17:47

Référence : Dany Laferrière, "L'énigme du retour", éditions Grasset, 2009, prix Médicis 2009, édition de poche, janvier 2011, 288 pages

       

Commentaire souvent flatteur pour ce roman de Dany Laferrière qui lui a valu de recevoir le prix Médicis en 2009, comme celui-ci : « Récit d'un retour au pays après la mort du père, Dany Laferrière sait qu'il doit "réapprendre ce qu'il sait déjà mais dont il a dû se défaire". Dans une langue somptueuse, poétique et sensuelle, il nous invite au pays des sensations vraies. »

               

L'auteur lui-même est assez atypique puisque c'est un francophone né sur l'île d'Haïti, émigré au Canada à Montréal pendant plusieurs années pour cause de dictature des Duvalier, et finira par s'y établir, plusieurs de ses livres se déroulent d'ailleurs dans ce pays, dont le premier paru en 1985 "Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer", qui connut un gros succès mondial.

          

La nouvelle qu'il reçoit l'anéantit : son père est mort. Il décide alors de retourner en Haïti dans son pays natal, revenir de cet exil que son père avait déjà connu avant lui. C'est tout son passé qui lui revient, ses origines, sa famille... Un retour qui lui met du baume au cœur avec ces retrouvailles, les rencontres avec des artistes, de jeunes femmes aussi mais lui permet dans le même temps de découvrir la misère, la faim et la violence.

                   

Dany Laferrière a aussi initié un genre littéraire nouveau qui allie le tracé du dessin à la musique des mots. C'est dit-il, le choc de la mort de sa mère qui le conduit au dessin comme un dérivatif, un exutoire aussi et passe peu à peu au roman dessiné, avec « cette main qu’il ne lâchera plus. » Ce sera en 2018 Autoportrait de Paris avec chat, roman de 320 planches dessinées, hommage aux artistes réfugiés à Paris. L'année suivante, ce sera Vers d'autres rives, constitué de 112 planches dessinées, hommage aux artistes haïtiens.

                 
Sa statue à Montréal

Dans L'exil vaut le voyage paru en 2020, il nous parle de départs qui ne sont pas forcément synonymes d'arrachement si on les accepte le cœur ouvert. Ils sont l'occasion de rencontres enrichissantes qui ouvrent de nouveaux horizons.

    Avec Maryse Condé

 

* Le retour au pays
« La nouvelle coupe la nuit en deux. L’appel téléphonique fatal que tout homme d’âge mûr reçoit un jour. Mon père vient de mourir. »

* Style et structure
- Entre la prose et la poésie, une tristesse qui remonte d’un passé douloureux dans le "bleu nostalgique" des fenêtres, réactivée par la mort du père.
- Le narratif est présenté comme un poème, le reste (réflexions, réminiscences) en prose comme dans Le train de nuit (p 57-59)
- Son vécu se traduit dans ses rêves : Faces A et B p 50-53 à travers les thèmes suivants : perte & exil, trahison, solitude & suicide.

- Son infinie lassitude se traduit par des cauchemars venant de l’enfance.
- Véritable entre les sédentaires qui se connaissent que leur culture et les nomades confrontés à d’autres cultures. (p 40-41)
- Par rapport à son neveu : l’expérience d’un écrivain est intransmissible. (l’écrivain en herbe p 107)
- Le thème de la valise p 71  

* Sa vision d’HAÏTI
La faim comme une fin en soi (chap 37)
- « Si on n’est pas maigre à 20 ans en Haïti, c’est qu’on est du côté du pouvoir. » (p 96)
- Les gens « La propriétaire, sa longue expérience de la douleur. » (p 84) « La première larme fera déborder ce fleuve de douleur… (p 86) « Ici, on vit d’injustice et d’eau fraîche. » (p 99)

À la radio : « Une parole soyeuse comme un voile qui cache la vérité sans l’effacer tout à fait. » (p 99)
« Chacun reste emmuré dans son époque. » (105)
« Le riche est un animal d’habitude. » p 126 et « les riches ont acheté le silence. » p 137
« Quand un homme préfère un plat de riz aux haricots rouges à la compagnie galante d’une femme,
c’est qu’il se passe quelque chose dans l’ordre du goût. » p 138
Une situation qui se dégrade : « Arbustes noirs de boue, visages gris et poussiéreux, portes crasseuses. » Les gens s’y sont habitués. P 181


* Une situation qui se dégrade
- « Arbustes noirs de boue, visages gris et poussiéreux, portes crasseuses. » Les gens s’y sont habités. p 181
- La dictature qui meurtrit les êtres : exemple de sa mère p 196
- L’exil qui change la destinée, place entre 2 cultures : relations avec sa mère, avec tante Ninine. P198

- « Au-delà d’un certain nombre, la vie des gens n’a plus la même valeur. » p 243

* Sur la mort du père
- « Il faut parfois faire semblant de comprendre. C'est une manière rapide d'apprendre car personne ne vous expliquera ici ce que vous êtes censé savoir. » p 292
- « Tous les chemins qu'il devra emprunter plus tard étaient déjà en lui. » p 288
- « Féroce beauté.
Éternel été. Mort au soleil.  » p 295

- « La vie est ce long ruban qui se déroule sans temps mort et dans un  mouvement souple qui alterne espoir et déception.  » p 297
 

* Sitothèque de ses œuvres
- Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer ? (1999) - Pays sans chapeau (2001) - Je suis un écrivain japonais (2008) - Tout bouge autour de moi (2016) - Journal d'un écrivain en pyjama (2013) - L'art presque perdu de ne rien faire (2014) - L'odeur du café (2016)  - L'exil vaut le voyage (2020) - L'enfant qui regarde (2022) -- Petit traité du racisme en Amérique (2023) -
* Présentation --

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17 février 2024 6 17 /02 /février /2024 20:08

Référence : Ahmet Altan, Madame Hayat, éditions Actes Sud, traduction Julien Lapeyre de Cabanes, 272 pages, septembre 2021
Prix André Malraux 2019

           


« Une œuvre politique, un hymne à l'amour et une ode à la littérature. »

Grand écrivain turc, Ahmet Altan a écrit des romans tels que « Comme une blessure de sabre » en 2000 ou « L'Amour au temps des révoltes » en 2008 jusqu'à son dernier roman Les Dés paru en 2023. Il a été emprisonné pour avoir été suspecté de participation au putsch manqué du 15 juillet 2016, pendant quatre ans à Istanbul. Ce roman a été écrit pendant son incarcération  comme « Je ne reverrai plus le monde » paru en 2019.

                       

Madame Hayat, une cougar, peu-on penser en découvrant sa liaison avec le jeune Fazil qui a rejoint la grande ville pour poursuivre ses études de lettres comme boursier. Pour compléter ses revenus, il se produit comme figurant à la télé où il a rencontré cette Madame Hayat, une femme voluptueuse mais qui pourrait être sa mère.  Peu de temps après, il rencontre une la jeune fille nommée Sila qui lui plaît également beaucoup.
Même s’ils ont des caractères fort différents, ils aspirent à vivre leur histoire dans une grande liberté, dans un pays fort peu tolérant en la matière.


« Mon corps était en prison, mais pas mon âme. »

Les deux femmes sont vraiment l’opposé l’une de l’autre, un grand attrait sensuel de la part de la quinquagénaire Mme Hayat [1] et la cérébrale jeune étudiante en lettres Sila. Mais en même temps, elles représentent les deux visages du progressisme actuel, Sila qui voudrait fuir et Madame Hayat qui veut rester optimiste même si elle connaît la viduité de l'existence. « J'en sais bien plus long, dit-elle, que tu n'imagines sur la vie et ses réalités, comme tu dis. Je sais ce que c'est que la pauvreté, la mort, le chagrin, le désespoir… »
 

Fazil et Sila ont en commun d'être des "anciens riches" rattrapés par les vicissitudes de l'économie et de la politique mais au fond d'eux, ils gardent une mentalité de riches qui se traduit chez elle par une espèce d'arrogance dont elle ne peut se départir et une attitude de retrait face à certaines situations. (p 125) [2]

     
Je ne reverrai pas le monde

 

« Madame Ayat est autant un grand roman d’amour qu’une fable sur la valeur de la liberté dans un monde où l’on enferme les poètes. » Libération


Le problème est de savoir comment vivre avec la dictature turque et sa féroce répression. Chacun a sa réponse comme Fazil qui se réfugie dans les livres et en fait son espace de liberté. Quand le corps est soumis à l’arbitraire, reste la liberté de l’esprit et la possibilité de choix qui reste à Fazil. Mais quand la situation se tend, il faut choisir, résister ou partir (suicide du Poète p 187)
 

Lui a la littérature dans la peau, elle a l'intelligence de la vie, véritable allégorie de la liberté : « Madame Hayat était libre. Sans compromis ni révolte. Libre seulement par désintérêt, par quiétude, et à chacun de nos frôlements, sa liberté devenait la mienne. »
 

L’approche de l’auteur permet de suivre la démarche de Madame Hayat  juste en décrivant ses gestes et sa façon de se comporter. Il sait aussi peupler son roman de personnages secondaires intéressants comme "Le poète" résistant, Gülsüm le travesti amateur de foot, Madame Nermim, la prof de lettres qui va l'aider à réfléchir sur sa condition.



Le thème de la liberté de la femme
Altan le traite à travers deux exemples qu'il oppose : Daisy Miller d'Henry JamesDaisy gagne sa liberté à force de défis tandis que les femmes de l'Éducation sentimentale de Flaubert, manipulent et contournent les règles sociales pour se ménager une marge de liberté. 

La liberté est pour lui (comme pour Mme Hayat) la faculté de vivre l'instant présent comme s'il devait se prolonger indéfiniment,  en se délestant du poids du passé et de l'avenir.
« Ce noyau du temps qui passe s'affranchissait du passé comme de l'avenir pour devenir la mesure infinie de l'existence.  » (p 69)

« Pourquoi les cafards changent soudain de direction au milieu de leur course ? » p 167

Hasard et cliché

* Quid du relatif du "cliché banal" d’un mort que remplace un nouveau-né p 137 --> Réalité basée sur dualité "cliché-hasard" à quid de l’œuvre d’art dans cette réalité.
-- > « La métamorphose de la copulation en l’amour était un
cliché (une évidence), le fait que je l’ai découvert avec Mme Hayat était un hasard… » p 217
--> L'ensemble des réalités  qui déchirent l'homme tient dans une somme de
clichés. Tous les hasards qui nous affectent occultent le fait que nos destins ne sont qu'une suite de clichés. P 265
Approfondir cette réalité, c'est donner un sens à cette quête existentielle.

* La peur de l’avenir, sentiment commun, est étranger à Mme Hayat p 145
   --> "absit omen" pour éloigner le mauvais sort p 144
- Le symbole des Talons hauts (Omer Seyfettin) p 158 est un symbole d’ordre (p 167)
 - Le changement de comportement des électrons sous des excitations différentes
Antithèse : « la profondeur du lien que cette légèreté peut créer… p 169-70
- Incommunicabilité : « aucun atome ne peut en toucher un autre. Mme Hayat (p 212) [Méthode Hayat : phrase rébus+histoire explicative+association d’idées]


Notes et références
[1] C'est une femme aux cheveux feu et or, à la robe couleur de miel, au parfum de lys, au rire ravageur et aux rondeurs exhibées. Elle est aussi attachante et généreuse et initie le jeune homme aux plaisirs, influant sur sa conception de la vie.
[2] "Depuis l'enfance, dit Sila, nous sommes éduquées dans la peur de la souillure, de l'impureté, du viol." Attitude dirimante à laquelle les femmes sont obligées de s'adapter tant bien que mal. "Autant d'interdits inscrits au fond de leur conscience (p 135-136). 

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<< Christian Broussas • Atlan Mme Ayat © CJB  ° • 13/02/ 2024  >>
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16 février 2024 5 16 /02 /février /2024 13:13

Référence : Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, éditions Le Seuil, 256 pages, 1958
* traduction de Fanette Pézard, 1959
* traduction Jean-Paul Manganaro, Points, 384 pages, 2007

                   
« Tout changer pour que tout demeure. » Tancrède


Le Guépard, un roman d'exception écrit par un aristocrate italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa, qui paraît en 1958. Lampedusa y raconte la vie d'un prince sicilien don Fabrizio Corbera, prince de Salina. L'action se passe pendant la période tourmentée du Risorgimento mais c'est aussi, à travers l'histoire de la Sicile une peinture du délicat remplacement d'une société par une autre.

    Lampedusa à 59 ans


Il dit s'être inspiré de son arrière-grand-père pour le personnage principal, ses armes étant un lion léopardé [1] qui est devenu dans le roman un guépard. N'écrit-il pas : « Nous fûmes des guépards, les lions ; ceux qui nous remplaceront seront les petits chacals, les hyènes. »

  
Claudia Cardinale, Burt Lancaster & Alain Delon

Son œuvre est considérée par certains, les communistes en tête [2], comme plutôt « réactionnaire » et par d'autres comme très critique envers les élites. La position de l'auteur n'est pas spécialement tranchée : même s'il professait une certaine nostalgie pour l'Ancien régime, il admirait ce qu'il appelait « l'insolence jacobine des Français » de la Révolution.

             
Claudia Cardinale (Angelica Sedara) & Burt Lancaster (le prince de Salina) au bal

Mai 1860 : Garibaldi débarque à Marsala en Sicile. Le Prince Don Fabrizio Salina assiste avec détachement et mélancolie à l'écroulement de son monde. Lui et ses semblables, les « guépards », comprennent qu'ils sont condamnés par l'évolution de la société. Ils connaissent leurs remplaçants : les administrateurs et les grands propriétaires terriens de la classe sociale montante. Il comprend son neveu Tancrède car, même s'il combat dans les colonnes garibaldiennes, il agit pour que les événements tournent à son avantage.

Tancrède prétend que « si nous ne nous mêlons pas de cette affaire, ils vont nous fabriquer une république. Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout. » (p 34) [3] Mais ce pourrait être : "Celui-là aussi il attire les braises qui vont le dévorer". p 32

                
L'histoire du roman                         Lampedusa avec sa femme

Chez lui dans sa résidence d'été de Donnafugata en Sicile,le prince Salina trouve comme maire un "nouveau riche", Calogero Sedara, un bourgeois assez fruste. De son côté, Tancrède qui avait des vues sur Concetta, la fille aînée du Prince, s'éprend d'Angelica, la fille de don Calogero, qu'il épouse autant pour sa beauté que pour son patrimoine.

Au nom du Piémont, le cavaliere Chevalley di Monterzuolo offre à Don Fabrizio un poste de sénateur dans le nouveau Royaume d'Italie. Ce que refuse le prince, étranger à la nouvelle société qui se dessine, disant à l'émissaire « Ensuite, ce sera différent, peut-être pire… »

Don Fabrizio assiste à la collusion entre une noblesse déclinante et une bourgeoisie émergente. Elle va se concrétiser par l'organisation d'un bal magnifique, objet pour lui d'une méditation sur le sens de ces bouleversements et occasion de faire le bilan de sa vie.

          

Di Lampedusa : sa statue et son musée en Sicile à Santa Margherita di Belice

Réflexions et style -Citations
1- Don Ciccio : "J'étais un sujet fidèle, je suis devenu un bourbonien répugnant." p 130-31 + "Il portait les 2 fusils et en lui-même la bile de ses vertus piétinées." p 211  
2- "Bellini et Verdi : les éternelles pommades curatives des plaies nationales." p 197
3- "faculté de se leurrer soi-même : qualité essentielle requise pour qui veut guider les autres." p 206
4- Les siciliens : "Leur vanité est plus forte que leur misère." p 209
5- Morphine = "grossier substitut chimique de stoïcisme païen, de la résignation chrétienne". p 38
6- À la villa Salina, "le Prince les avait accueillis du haut de son inexpugnable courtoisie." p 65
7- "L'envoyé du Piémont était congénitalement bureaucratique". p 192
8- "Bellini & Verdi : les éternelles pommades curatives des plaies nationales". p 197 
9- "La faculté de se leurrer soi-même : qualité essentiellement requise pour qui veut guider les autres". Le Prince p 206

       


Histoire et personnages
Les personnages
- Ambivalence de Don Fabrizio : les pieds et l'ironie ancrés sur terre, les pensées proches des étoiles.
- Stella, l'épouse pieuse et trompée, Concetta, l'une des trois filles, soumise à son père, naïve, droite et revêche, l’inverse d’Angelica, l’aîné des fils Paolo, que son père n’aime pas, le contraire de Tancredi le neveu ruiné et ambitieux, préféré du Prince, qui lui ressemble.
L’Histoire dans l’Histoire
- Cette « guerre de libération » ne semble guère intéresser les siciliens. (cf Don Ciccio, point 1 de "réflexion")
- L'Histoire de l’Italie comme prétexte au parcours de Don Fabrizio, simplement évoquée ou introduit dans le fracas de la guerre (le soldat mort dans les jardins du Prince) :
- L’histoire est celle de l’histoire d’un grand sceptique, apathique face à la situation, pas un roman historique mais analyse les conséquences de l’Histoire sur les individus.


Interactions et situation
-- La guerre est partout : entre Naples & Piémont, Le Prince & Calogero, Concetta & Angelica p 95
-- L'art de dire les choses entre Le Prince, Calogero & père Pirrone p 145-46
"Mais don Calogero, poursuivait le Prince en mâchant les derniers cartilages de la couleuvre" [...] Les derniers petits os de la couleuvre avaient été plus écœurants que prévu; mais en fin de compte, eux aussi avaient été avalés". p 147-48
-- Décodage du texte louant le colonel P
allavicino, "Celui qui s'est si bien conduit dans l'Aspromonte." rappel de Garibaldi blessé + fin tacticien + sauveur de l'équilibre politique (p 247-48) 


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16 février 2024 5 16 /02 /février /2024 12:04

Référence : Florence Aubenas, "Le Quai de Ouistreham", éditions de L'Olivier, 276 pages, février 2010
Prix Jean Amila-Meckert 2010, prix joseph Kessel 2010 et Globe de cristal 2011, catégorie " littérature et essai"

       

« La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement qu'en dire, ni comment en prendre la mesure. Tout donnait l'impression d'un monde en train de s'écrouler. Et pourtant, autour de nous, les choses semblaient toujours à leur place. J'ai décidé de partir dans une ville française où je n'ai aucune attache, pour chercher anonymement du travail... »
Florence Aubenas

Entre travail temporaire et chômage

Le quai de Ouistreham [1] se présente comme une enquête-témoignage minutieuse de six mois dans le milieu des gens qui galèrent dans les petits boulots et le travail précaire du genre femmes de ménage, des boulots à temps partiel qui ne permettent pas d’en vivre.
Toujours les mêmes petits boulots, que ce soit à L’Immaculé, au terminal du ferry ou au camping du Cheval blanc.
C'est également une réflexion sur les mécanismes de l'exclusion sociale, ce qui signifie le mot « crise » pour ceux qui la vivent au quotidien.

Pour cette expérience, elle choisit la ville de Caen, une ville qui connaît quelques difficultés depuis la fin de Moulinex, jouant la femme de ménage sans formation, sans expérience professionnelle, bouche-trous, "transparente" car dit-elle, « mes relations de travail consistent pour l’essentiel à me faire oublier… ».

 

Elle y découvre le cynisme des officines privées de placement, un Pôle emploi dépassé par l’ampleur de ses missions, des employés pas vraiment motivés. [2] On se contente d'offrir aux chômeurs des stages de formation souvent sans grand intérêt pour masquer les problèmes. 

Elle aussi fait le parcours du combattant des petits boulots, en particulier le nettoyage des ferries assurant la liaison entre Caen-Ouistreham et Portsmouth, rencontrant des gens qui ne vivent que dans le présent immédiat, la plupart sans perspectives d’avenir et sans grande envie de se battre, dépassés par la dureté de leur condition.

                    
La méprise                                 Grand reporter

Dans cette expérience, elle devra beaucoup accepter pour en retirer peu d’avantages, s’abaisser pour décrocher un petit emploi à temps partiel, éviter de répondre aux provocations : « Je cours d’une chose à l’autre, écrit-elle, maladroite, toujours en retard d’un reproche. » La dureté du travail tient autant au travail à la chaîne qu’à la mentalité des "petits chefs" qui renforce la pression qu’elles subissent.

Ses deux copines de galère Victoria et Fanfan avaient réuni à créer une section syndicale pour défendre tous ces déclassés qui sont d’abord des femmes. Mais la peur de tomber encore plus bas retient la majorité d’entre elles, témoin le pot de Laetitia où beaucoup ne viendront pas. Comme lui disait Victoria : « Tu verras, tu deviens invisible quand tu es femme de ménage. »

Florence Aubenas brosse le panorama d’une situation où la crise a amplifié les difficultés des plus pauvres et déstructuré leur système de survie.  

       
                                La fabrication de l'information    Résister, c'est créer


Sur le fond
* Constat toujours d'actualité ? La crise, celle de 2008 sur les "subprimes", de 2015 sur la déflation, celle due au covid ou à l'Ukraine ? Et celle de 2001 sur les valeurs Internet pour remonter plus loin. Il faut toujours un bouc-émissaire.
- Qu'est-on prêt à accepter, jusqu'où peut aller l'exploitation ? (mondialisation = paupérisation des pays riches ?) - Libéralisme = loi offre/demande --> chômage + position infériorité (rôle syndical).
-
Ça donne pas envie : boulots pourri, environnement pourri --> refus de tournage.

* Le relationnel : dureté/mépris
l'égoïsme des Museau, des guichetiers de pôle emploi... la rapacité des employeurs. Chacun dans sa bulle : "Je suis devenu invisible." p77 (idem p 176)
- la guerre entre elles (les vieilles p 117)
- structurées en clans fermés (p 181-82) - on se venge sur plus faible que soi (p 184-87)


* Le ferry : Mauricette, petits chefs & négriers
- pas de travail mais "faire des heures"
à comment ne pas vivre de son travail
- la pression  & la peur (d’aller au pot de Laetitia) p 116 & suivantes
- Le bouche-trous ex p 135

    Florence Aubenas & Juliette Binoche

* Les passions
- le CV comme un miracle  créant des emplois + les stages bidon (cf p 160 Mme Poiret), rêvent d'un CDI pour la vie (p 180)
à chômage =fortune assuré des boîtes de formation.
- la peur quand chômeurs investissent l’agence + n’ose pas refuser une heure de ménage (p 150) : corvéable à merci
- la "zone d'inactivité" & les friches p 177 --> considérées comme bouche-trous & kleenex.
- le traumatisme Moulinex p 165


* Parfois un îlot de tendresse : Sylvie la coco syndicaliste + Mozart qui répare gratis (p 162)

- Un peu d'espoir au salon de la propreté (p 191) et un peu d’humanité (de bons moments) à Tempête blanche de Louvigny & à la zac de Colombelles avec Marguerite & Françoise (p 200).

* Nostalgie : la SMN, quand le passé remonte (p 231)
- toujours manque de collectif : personne à réunion sur heures sup (Sylvie p 233)



Elles s'appellent Léa, Emily, Hélène, Patricia, Évelyne, Léa, Didier... [3]

Notes et références
[1] Ce roman a été adapté pour France Culture en 2010-2011 et au théâtre mis en scène par Louise Vignaud, jouée à Lyon en 2018
[2] Par exemple, cette confidence : « Il faut recevoir les gens en temps et en heure, sinon une alerte se déclenche sur nos ordinateurs... Les primes sautent, la notation chute. »
[3] Actrices non professionnelles comme Évelyne Porée (la cheffe), Hélène Lambert (Christelle l'amie de Mariane Winckler)

   Image du film

Voir aussi
* Günter wallraff, Tête de turc, éditions de La découverte, 1986 --
* Jack London, Le peuple d'en bas, éditions Phébus, 1999 --
* George Orwell, Le quai de Wigan, éditions Ivréa, 1982 --
(cf également "Quai de Wigan et quai de Ouistreham, même combat", comparaison des 2 ouvrages par Pierre Ansay, Politique, revue débats n° 65, juin 2010)
* Barbara Ehrenreich, "L'Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant", 2001, En français, éditions Grasset, 2004 et édition poche 10/18, 2005
* Elsa Fayner, "Et pourtant je me suis levée tôt… Une immersion dans le quotidien des travailleurs précaires", Paris, éditions du Panama, 2008

** L'inconnu de la poste --  Mon site Société --

Sur le même thème
* Madeleine Riffaut, Les Linges de la nuit, Julliard, 1974, réédité en 1998 et 2021
* Robert Linhart, L'établi, 1978
* Élisabeth Filhol, Bois II, et La Centrale, éditions POL, 2010
* Günter Walraff, Tête de turc, 1985, Parmi les perdants du meilleur des monde, 2010 --

<<< Christian Broussas - Ouistreham -  Juin 2013 - • ©• cjb • ©• >>>
 
 
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